Le nouveau gestionnaire de crise est un "guide exemplaire"

21 octobre 2022

La semaine dernière, j’ai été interviewé par le journal Français langue L’Echo sur la crise actuelle et son impact sur les consommateurs, les entreprises et la société. Nous devrons nous adapter pour survivre. Et cela nécessite également un nouveau style de leadership : le guide exemplaire qui montre la voie en période d’incertitude et d’imprévisibilité. Lisez-vous en même temps?

C’est l’interview du journaliste Simon Brunfaut parue dans L’Echo du 14 octobre 2022.
La photo est de Kristof Vadino.


La perspective d'une récession se précise de plus en plus. Quel sera, selon vous, son impact sur les entreprises?
La récession affectera la plupart des consommateurs et par conséquent aussi les marques. Pour les entreprises et leurs marques, elles-mêmes durement touchées par la hausse des prix de l'énergie, une situation inédite se présente: elles ne concurrencent plus uniquement les autres entreprises et marques de leur propre secteur. Elles sont désormais toutes en concurrence avec le secteur de l'énergie. On assiste donc à une bataille de tous contre un. Avec un seul vainqueur pour l'instant: le secteur de l’énergie. La montée des marques propres (private label) va encore s’accélérer. Cette course "to the bottom" risque d’aggraver la position financière de beaucoup d’entreprises.

Nous avons l’impression de rentrer dans un schéma de crises permanentes où le retour à la normalité n’existe plus. Quelle est la spécificité de la crise actuelle, selon vous?

Bien que des schémas similaires traversent les crises et les récessions, chaque crise et récession a sa propre spécificité. Pendant la crise du covid de 2020, on a observé un comportement de thésaurisation chez les consommateurs et les magasins ont été confrontés à des problèmes d'approvisionnement. Lors de la crise financière de 2008, les grandes banques étaient au bord de la rupture et les gens craignaient de perdre leur épargne en cas de faillite. Avec la crise pétrolière de 1973, le robinet du pétrole a été fermé et les «produits blancs» ont fait leur apparition dans les supermarchés. La crise actuelle présente de nombreuses similitudes avec les événements d'il y a un demi-siècle: une guerre qui culmine dans une crise énergétique avec comme conséquence une spirale infernale d'inflation et de récession.

En période de ralentissement économique, quelles peuvent être les opportunités pour les entreprises?

Les entreprises qui disposent d’une "caisse de guerre" supporteront beaucoup mieux la crise que d’autres. Dans leur cas, des opportunités de reprise ou d’acquisition d’autres enseignes vont se présenter. Autre constat, les marques les plus fortes qui continuent à offrir leurs clients de la valeur ajoutée pertinente et durable vont survivre et sortiront même gagnante de cette récession, comme on l’a vu dans le passé. C’est plus que jamais le moment d’investir dans sa marque.

Doit-on s’attendre à un changement radical des modes de consommation? Comment les entreprises peuvent-elles s’y préparer?

 La confiance des consommateurs a atteint un niveau historiquement bas. La caractéristique majeure de cette crise est que la facture énergétique grignote chaque mois une part croissante du budget familial au détriment d'autres besoins et dépenses. La question se pose donc de savoir s'il est judicieux de continuer à investir dans des campagnes de marketing. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les recherches historiques sur les grandes récessions au cours des 100 dernières années montrent que les entreprises qui ont investi davantage dans la publicité pendant une récession ont vu leurs ventes, leur part de marché et leurs bénéfices augmenter pendant et après une récession.

Face à la crise, nos entreprises manquent-elles de réactivité? Quelles sont les mesures prioritaires, selon vous?

Il faut retrouver le bon équilibre entre s’adapter sur le court terme et rester soi-même, fidèle à son ADN, sur le long terme. Il faut s’adapter, pas forcément en termes de baisse de prix, mais surtout en investissant dans la relation étroite avec ses clients. Les entreprises devront ainsi parvenir à conserver leur stratégie initiale. Si on se présente comme «Premium», on doit le rester, par exemple. Colruyt et Ryanair, qui ont un positionnement «low cost», ne peuvent pas abandonner ce principe, même si les couts augmentent. D’autre part, comme certaines entreprises l’ont fait durant la crise du covid, iI faudra parfois penser aux employés avant de penser aux actionnaires.

C’est la crise de trop pour certaines entreprises?

Oui, pour certaines entreprises, c’est la crise de trop. Les chiffres l'attestent déjà : le nombre de faillites augmente. Comme je le disais, on peut comparer ce moment à la crise des années 70, mais peut-être aussi à la crise de la fin des années 20.

Comment se préparer aux crises futures? Quel profil auront-elles, selon vous?

On entre dans une époque où les crises vont se succéder et même s’accélérer. Nous vivons un tournant de l’histoire. Le futur sera polarisant et angoissant. Les événements n’ont jamais été aussi interdépendants. Il faut penser à long terme, et agir à court terme. Et surtout les chefs d’entreprises – et leurs marques – doivent montrer le chemin et inspirer confiance, aussi bien dans l’entreprise que dans la société en général. C’est un nouveau leadership qui va s'afficher: le guide exemplaire.

L’entreprise familiale a-t-elle de meilleures armes pour affronter les crises?

Oui, sans doute, car ce sont des entreprises qui se battent généralement jusqu’au bout pour continuer d’exister. L’objectif d’un Jef Colruyt, par exemple, c’est l’héritage et la pérennité de son entreprise. À ceci s’ajoute le fait que les entreprises familiales ont connu de nombreuses crises, notamment des guerres mondiales. Dans ces entreprises, cette expérience de crise se transfère de génération en génération. C’est une différence fondamentale avec des entreprises non familiales, où les managers ne restent généralement pas plus de cinq ou six ans. Le format familial de l’entreprise favorise un meilleur apprentissage de la résilience.

Le soutien aux entreprises est-il suffisant, selon vous?

Dans ce contexte difficile, il faut reconnaitre que la Commission européenne a très vite réagi, dès le début de la crise. Il suffit de voir la situation en Angleterre pour se rendre compte des bienfaits de l’Europe. Lorsqu'une crise survient, il faut savoir se rassembler. L’objectif à court terme était l’approvisionnement de gaz pour cet hiver, il est atteint. Évidemment, il faudra voir quelles mesures seront prises sur le long terme.

Que pensez-vous de l’esprit d’entreprise en Europe? Est-il suffisamment développé, stimulé?

L’Europe est comme la Belgique, quand elle obtient des succès, elle reste trop humble. Bien sûr, nous avons clairement raté le tournant technologique des années 70 et 80, même si nous avions des entreprises comme Siemens et Nokia. À la différence des États-Unis, l’Europe n’est pas parvenue à produire un impact culturel sur le monde entier. Mais les Américains ont surtout réussi à vendre des idées, notamment l’idée que la technologie va changer le monde. Aujourd’hui, la technologie de l'information et de la communication a atteint son sommet. Le metavers est sa dernière manifestation, mais il pourrait signer le début de son déclin. La prochaine révolution sera peut-être celle de l’énergie. Avec le "Green deal", l’Europe peut se situer à la pointe, et notamment la Belgique avec l’éolien. Ce n’est pas un hasard si un actionnaire chinois a voulu reprendre le réseau de gaz et d’électricité de la Flandre…

En Belgique, la Wallonie est-elle vraiment à la traine comme on le dit souvent?

Il faut éviter les généralisations. Il existe une autre Wallonie, tout comme il existe plusieurs Flandres. Le taux de chômage dans le Limbourg est plus important que dans le Brabant wallon, par exemple. C’est en Wallonie que l'on retrouve des entreprises comme Google et Alibaba. La Flandre reste assez conservatrice et freine certains investissements, par exemple dans le dossier Ventilus concernant la connexion d’électricité provenant des éoliennes en mer du Nord via la province de Flandre occidentale. Il existe une Wallonie qui n’est pas moins compétitive que la Flandre, mais on ne le sait pas suffisamment.

On évoque beaucoup la taxation des surprofits de certaines grandes entreprises. Vous y êtes favorable?

Nous vivons une époque keynésienne. Le thatchérisme est mort. L’indexation rime avec le pouvoir d’achat. C’est la garantie de la paix sociale, tout le monde le sait. Et la paix sociale sera un élément clé pour surmonter cette crise. Si certaines entreprises qui font de très gros profits développent, depuis 10 ou 15 ans, une stratégie de communication qui vise à souligner leur engagement pour la société et la durabilité, je les inviterai à faire une contribution sensible. C’est une question de légitimité. Ce geste va leur permettre de gagner en légitimité auprès de leurs employés et de leurs clients.